Ce n'est pas le moindre des tours de force de Pierre Joseph que d'indexer ses ouvres à un maintenant toujours renouvelé. Loin de juste retrouver le sens que Walter Benjamin attribuait à l'image dialectique, dont la «lisibilité» est fonction de sa rencontre avec un «présent», l'artiste en subvertit les termes: c'est le maintenant, dans ses modalités contextuelles, technologiques et culturelles, qui détermine les modalités de l'ouvre. Si Pierre Joseph participa avec d'autres artistes des années 90 à une redéfinition de la pratique et de la pensée de l'ouvre d'art, il en poursuit toujours l'entreprise.
Ainsi, l'ouvre maîtresse de l'exposition, Endless Photographs, consiste en une série de clichés pris dans la forêt normande dont il est voisin, sans prêter attention au cadrage, avec un appareil photo dernier cri, sans aucun réglage, et dont le tirage et la production ont été également réalisés par les moyens actuels de production (développement et encadrement via un site internet). Il en révèle ainsi un maintenant dépourvu de l'atmosphère romantique de toute forêt, et particulièrement de celle-ci, et précisément fantastique, telle que Barbey d'Aurevilly avait pu lui conférer, puisqu'il en avait fait le cadre de son roman L'Ensorcelée (1854).
Réalisant de nouveaux «Personnages à réactiver», près de dix ans après, l'artiste semble porter à son ouvre même ce geste de redéfinition temporelle: s'il faisait alors référence aux jeux vidéo, leur sens est actualisé en fonction des questions actuelles de réalité 2.0, ou encore par les questions à nouveau contemporaines du tableau vivant ou du re-enactment qu'il re-contextualise aussitôt qu'il les convoque.
Pierre Joseph semble alors inviter à penser une telle plasticité du sens qu'il laisse poindre le doute de sa possible absence, de même que l'ouvre invite à penser la profondeur de dispositifs quotidiens que lui seul a saisi. De ce dernier point de vue, sa recherche vise moins à découvrir quoi que ce soit qu'à court-circuiter toute idée de virtuosité pour approcher ce degré inatteignable. Mon Nom est personne, ultime ouvre de l'exposition, n'en a que plus de résonnance.
Vincent Romagny
Jef Geys
L'ouvre de Jef Geys entamée en 1947 à l'âge de 13 ans ne cesse de se dérober, de se camoufler et de prendre à revers les catégories de l'art contemporain. Profondément arrimée dans la dimension autobiographique, en marge de toute contemplation esthétique, son ouvre opère dans une dynamique constante un croisement entre culture populaire et singularisation du banal.
Privilégiant le «monde comme support» et aspirant à une synthèse entre l'art et la vie, Jef Geys s'inscrit (sans le revendiquer) dans la continuité de Fluxus.
Depuis 1958, il procède à un inventaire méticuleux de toutes ses ouvres qu'il ordonne en sujet, genre, année et nombre. De cet archivage, Jef Geys extrait les thématiques de ses nouvelles expositions qui ne sont qu'une manière d'arraisonner, de réactiver des événements autobiographiques et des ouvres anciennes dans un contexte nouveau qui en redynamise le sens.
Il présentera deux projets mêlant étroitement le document officiel et l'histoire intime: Les passeports de vaches développés dans les années 1965-66, quand Jef Geys, qui accompagnait son beau-père marchand de bestiaux, dessinait et enregistrait les caractéristiques physiques des vaches, leur conférant ainsi une identité. Une nouvelle installation comprenant 21 nouveaux passeports de vaches a été réalisée.
!questions de femmes! est une série développée au début des années 60, alors que Jef Geys était professeur d'esthétique dans l'école de Balen (lieu de sa résidence en Flandres, Belgique). Procédant à un inventaire des questions qui pourraient relever d'interrogations de femmes sur leur identité, Jef Geys les soumettait pour débat aux élèves de sa classe. Transposées dans les années 80 dans le champ de l'art contemporain, ces !questions de femmes! sont aujourd'hui traduites en 13 langues; la version hindi sera présentée dans la vitrine sur rue de la galerie.
L'exposition sera accompagnée de la publication d'un journal Kempes Informatieblad, édition spéciale Air de Paris. Refusant la sacralisation des ouvres d'art dans les catalogues d'exposition, Jef Geys édite le journal Kempes Informatieblad depuis 1971 (Kempes est la traduction de Campine, région des Flandres où il vit) dont les éditions successives accompagnent ses travaux.
Ces journaux constituent de véritables «carnets de bord» qui entremêlent sans hiérarchisation les éléments nécessaires à la compréhension de son environnement, ses interrogations, ses curiosités et ses ouvres.