Mesurer, reporter, recenser, inscrire, traduire, photographier… avec complicité!
Depuis les années 70, Paul Armand Gette construit une œuvre singulière, nourrie d'une obsession constante pour l’étendue paysagère liée à l'idée de nature et la position du modèle. Il en résulte une masse d’images qu’il qualifie lui-même de Cinématographies.
Dernière publication en date de la maison d’édition mfc-michèle didier, Cinématographies est ce que l’on pourrait appeler un « essai de classification d’un ensemble photographique ». Le résultat d’une collecte, d’un archivage après observation. Mais qu’en est-il du sujet observé? De ce que l’on a précédemment nommé modèle? L’intérêt de Paul Armand Gette – passionné d’entomologie – pour les sciences naturelles l'a amené à poser en tant qu’artiste un regard scientifique aussi bien sur la nature, qu'il étudie avec minutie, que sur ce qui la constitue.
Dès lors, il entreprend de photographier des petites filles dans des espaces ayant trait avec la nature dans ce qu'elle peut avoir de plus ou moins "modifiée". Parcs, bords de mer, jardins botaniques mais aussi rues de grandes villes, entrées de cour d'immeuble, chambres et salons, constituent les décors de ces nombreuses études.
Étude du modèle, récurrence du modèle.
Au-delà de la qualité évidente des clichés recensés dans Cinématographies, ce qui surgit, c'est bien le caractère intimiste de ces images en noir et blanc et/ou couleur qui, présentées les unes à la suite des autres, forment autant de séquences que d'inévitables narrations. Petites et jeunes filles y apparaissent évoluant dans des environnements dont elles soulignent, de part leurs gestes, l'aspect «naturel». Cueillette de fleurs dans un parc ou de coquillages sur une plage, désignation d'une espèce de spécimens dans un jardin botanique, ou simple mouvement d'une chevelure soulevée par le vent. Les fillettes montrent du doigt la nature. Mais elles-mêmes n'en feraient-elles pas parties?
C'est ce que semble affirmer quelques détails glissés dans les Cinématographies de Paul Armand Gette: la prise de vue de plus en plus proche du modèle, les panneaux indicateurs de distances aperçus dans la série Les repères ou encore les transects1 visibles dans les images du film du même nom. N’oublions pas que les scientifiques sont toujours passionnés par les sujets de leurs études. Paul Armand Gette, contrairement à Lewis Carroll, ne tiendra pas compte des frontières et l’écoulement des années ne diminuera en rien les liens établis. Encore aujourd’hui cet appel du regard de l’autre se poursuit dans le plus parfait équilibre.
Cinématograpies est donc une mise à jour photographique de ces découvertes.
Nathalie, Paris 1970, Agneta, Malmö 1973, Sophie, Paris 1980 ou encore Susannah, Berkeley 1980 sont autant de sujets découverts par l’artiste sur une période donnée.
Ces sujets font d’ailleurs l’objet d’une classification stricte. Le nom des petites filles, l’année et le lieu de la prise de vue sont minutieusement retranscrits et associés aux images, de manière à constituer des séries photographiques.
Toute donnée non factuelle est un risque. Il s’agit de s’en tenir aux faits observés. Et que sont-ils si ce n’est des agissements de petites et jeunes filles évoluant dans l’espace qu’elles ont choisi ou accepté. Ces actions aussi simples que fugaces sont mises en exergue, et d’une certaine manière, sublimées par la multiplicité des clichés réalisés. Car l’unique ne suffit pas. C’est la sérialité qui est révélatrice. Ce ne sont pas les suites de la Sainte Victoire ou des meules de Claude Monet qui diront le contraire. Pour saisir la subtilité de Nathalie, Agneta, Sophie ou Susannah, Paul Armand Gette va multiplier les images au même titre que Etienne-Jules Marey décomposait les mouvements — d’un homme en marche ou d’un insecte en vol — au moyen de la chronophotographie.
La «nymphe» qu’est la petite fille – état trop bref pour être observé convenablement à l’œil nu – nécessite une suspension du temps. Un arrêt sur image pour que l’artifice2 – ici la sérialité des clichés – à partir duquel on étudie un phénomène – ici les fillettes – soit au plus près de ce qui se produit spontanément dans la nature. Afin que l’observation soit la plus juste possible.
Pour Paul Armand Gette qui très tôt conduit des recherches entomologiques (publiées dès 1945), le recours aux méthodologies scientifiques d’observation et d’analyse est une nécessité qui permet d’acter ses découvertes avant de les soumettre aux regardeurs. Cette importance de la publication se constate dès la première page de Cinématographies où un Extrait du bulletin mensuel de la Société Linnéenne de Bruxelles & Paris N°2 – 18e année – 2013-2017 fait état de la présentation par Tenebria Lupa du sujet Les Petites Filles 1970-1997 en sa séance du 13 mars 2013.
Mais l’artiste comme le scientifique n’est pas sans savoir qu’une quelconque expérience de la nature (qui comme le disait si bien Delacroix, n’est qu’une idée!) – (aus)si gettienne soit-elle – est inévitablement modifiée par le seul fait qu’elle est/se sait justement regardée. Les Petites Filles devenues modèles ont accepté la séance photographique, elles ont d’ailleurs souvent décidé du lieu de la prise de vue et des tenues ou accessoires portés. Et ce sont elles qui donneront leur accord en validant ou non chacune des images réalisées par l’artiste.
Leur implication dans le processus est donc totale. Plus que conscientes, les sujets/modèles sont parties prenantes du procédé d’observation photographique et cette place qui leur est donnée modifie leur comportement. Attendre une neutralité du sujet observé est donc vain comme il est vain de penser que Paul Armand Gette n’insuffle pas sa propre subjectivité dans le dit sujet d’étude.
Mesurer, reporter, recenser, inscrire, traduire, photographier… dévoile le sujet regardé tout autant que le regardeur. Dans cet état de dévoilement latent, le recours à une méthodologie scientifique est une tentative de mise à distance. Tentative avec laquelle l’artiste, du reste, ne cesse de jouer.