Faire une exposition consisterait à mettre à l'épreuve une hypothèse qui ne pourrait être présentée - et soutenue - que par la mise en rapport effective des ouvres qu'elle sollicite. Une hypothèse ne saurait donc être une théorie constituée et dont il s'agirait d'opérer la vérification, moins encore un discours dont les ouvres exposées viendraient opportunément articuler les périodes. Une hypothèse est une idée prometteuse mais encore sans concept, l'intuition d'un rapprochement inédit et qu'on espère fructueux, ou bien un groupe d'ouvres qu'on aimerait réunir pour observer comment elles seraient modifiées par cette mise en regard.
Double hypothèse donc : quant à ce que serait (devrait être ?) une exposition et quant à ce qu'une exposition fait effectivement. Ne pouvant évoquer ici la première, nous nous intéresserons à la seconde, Alain Bublex proposant avec arrière-plan de mettre à l'épreuve une hypothèse au sens susdit. Soit, très brièvement formulée : « la fondation d'un espace politique et culturel 'national' s'accompagne le plus souvent d'un mouvement de représentation de ses paysages ». Autrement dit, au moment de se donner un avenir commun (et de s'inventer un passé partagé), un peuple éprouverait le besoin de représenter ce qui l'entoure et l'a précédé. Il ferait alors deux choses qui ne sont qu'apparemment contradictoires : donner à voir l'étrangeté irréductible de ces paysages tout en les reconnaissant comme siens. Un paysage (qu'il soit peint ou jardiné) n'est donc pas seulement une transformation par le regard de l'environnement naturel. Il est aussi l'affirmation de l'étrangeté de ce qu'il y a. Une des ouvres dont Alain Bublex a choisi d'exposer la reproduction en trompe-l'oil est un paysage d'Albert Bierstadt, peintre du grand Ouest et de la nature sauvage (ce que les Américains ont appelé le « wilderness »). Il n'est pas indifférent de rappeler que ce sont ses tableaux qui, en 1872, persuadèrent le Congrès américain de voter le Yellowstone Park Bill, donnant ainsi corps au premier parc national de l'Histoire.
Alain Bublex ne veut pas dire que l'espace pictural est aussi un espace politique - ce qui est un truisme, mais que la constitution d'un pays comme espace politique passe par la représentation qu'il se fait de ses paysages. Représentation qui change avec le temps : celui de l'Histoire et celui de l'art. Après Albert Bierstadt, ce sont les tableaux de Charles Scheeler et Morris Louis qu'arrière-plan met en scène, dessinant du wilderness à l'expressionisme abstrait une curieuse histoire de la peinture américaine. Qu'un tableau de Morris Louis figure aux côtés d'un paysage industriel du peintre moderniste que fut Scheeler dit toute la dimension intuitive de l'hypothèse. L'expressionisme abstrait, en tant qu'il fut le premier grand style que produisit la peinture américaine, fait au même titre que les Rocky mountains partie de son paysage culturel. Et un oil aguerri ne manquera pas de voir dans les superpositions de bandes de couleur - translucides à force de dilution - des « veils » de Morris Louis le lointain héritage des fonds spectraux des tableaux de Bierstadt, arbres et montagnes que l'ardent soleil qui s'élève sur ses paysages rend étrangement fantomatiques.
Demeure cependant la question de savoir comment s'opère la mise en ouvre de l'hypothèse, de quel « appareillage » (le mot est d'Alain Bublex) elle soutiendra son articulation : celui que rend visible l'exposition dont la construction a été stoppée - abandonnée ou ruinée - et qui renvoie de fait tous les objets qu'elle montre à la contingence de leur finition. N'en concluons pas que tout paysage est de ruine, seulement qu'il fixe et conséquemment finit par effacer l'étrangeté de ce qu'il y a. Appareiller - mot qu'il faudrait aussi entendre en son sens maritime - consiste à rendre sensible les activités que l'art suppose et souvent dissimule ; ce que disent aussi à leur manière les ouvres originales dont Alain Bublex a parsemé arrière-plan - photographies de paysage dans lesquelles une partie est reproduite au dessin vectoriel : une autoroute, le mont Fuji, etc., ajouts dont l'évidence (ils ne troublent en rien l'image) vient témoigner de l'artificialité familière de ce qui nous environne.
Alain Bublex n'aura jamais cessé de faire des paysages dans un pays qui n'en produit plus depuis la fin de l'ancien régime (sauf exceptions notables - le fantôme d'Albert Marquet traverse l'exposition). La France républicaine s'est construite sans se donner à voir. C'est sans doute pourquoi on a tant de mal aujourd'hui à la regarder sans nostalgie.
Les deux cycles de conférences intitulés l'Encyclopédie des guerres, au Centre Pompidou depuis 2008 et au théâtre La Comédie de Reims depuis 2010, font le pari de raconter, sous forme d'abécédaire, l'intégralité des conflits et de chacun de leurs aspects, depuis l'Iliade jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans ce cadre de rendez-vous au long terme, la mise en circulation orale est envisagée comme mode de production littéraire. L'Encyclopédie des guerres est un roman qui s'invente à force de citations et de collages. Certaines légendes sont nées au fil de ce récit improvisé. J'ai par exemple progressivement inventé un rôle à mon grand-père paternel, Jean Jouannais. J'ai fantasmé une histoire familiale où ce grand-père m'aurait raconté ses faits d'armes. D'où l'intuition que ce que je faisais s'apparentait à de la ventriloquie. Je me mettais dans la peau d'un grand-père qui me racontait l'histoire des guerres. Je prenais en charge, en le créant, ce que quelqu'un d'autre aurait dû me transmettre. Disons en somme que je suis une sorte de chercheur qui inventerait la matière de ses enquêtes.
Systema naturae constitue un ensemble de documents, composés de collages et de textes, dont j'attribue la « paternité » à mon grand-père, né en 1913, à Saint Angel (Allier), et mort en 1945. Sergent, il s'est noyé pendant une période de réserve à la caserne de Montluçon. Mort à 32 ans, à la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, né à l'aube de la Première, il avait nourri pour les matériels de guerre une passion bizarre. Scientifique très amateur, entomologiste illuminé, il ne pratiqua qu'un livre, Systema naturae (Systèmes de la Nature) de Linné, dont la première édition remonte à 1735. Linné avait imposé son système de nomenclature binomale. En taxinomie (botanique, zoologie, etc.), le nom binomal provient de la combinaison de deux noms servant à désigner un taxon de rang inférieur au genre. Cela devint le système linnéen. Toute espèce du monde vivant est désignée par un binôme latin. Celui-ci se compose d'un nom de genre suivi d'un nom d'espèce, dont l'ensemble constitue le nom scientifique international.
Le voyage que Jean Jouannais fit dans l'ouvre de Linné s'assimile à quelque épopée et finit par résumer sa vie entière. Il entreprit donc, dès 1932 et jusqu'à sa mort, de classer les matériels de guerre comme autant d'espèces vivantes. Par exemple : « Les canons automoteurs appartiennent de plein droit à la famille des Éléphants contrairement aux chars qui se rattachent à celle des Rhinocéros tandis que les automitrailleuses sont assimilées à ces autres ongulés que sont les Chevaux et leurs cousins.»
La folie ne se dévoile qu'épisodiquement, lorsque l'auteur croit pouvoir identifier parmi ces matériels des spécimens mâles ou femelles. Jean Jouannais a fini par oublier leur pedigree industriel pour rêver plus librement le mode de reproduction et la sexualité de ces oiseaux et mammifères métalliques. Si l'on choisit d'oublier que les prolégomènes de cette entreprise sont intégralement fautifs, on relève finalement peu d'erreurs dans l'ensemble de ses notations. Pas davantage, en tout cas, que chez Buffon qui prétendit, par exemple, que les martinets sont « eux aussi de véritables hirondelles, et à bien des égards, plus hirondelles que les hirondelles elles-mêmes. »